Lassé d’avoir à mettre en prison les mauvais sujets hunzas – ceux qui détournaient l’eau des canaux à leur profit et ceux qui détournaient le corps des femmes pour leur plaisir, le Mir, notre roi, décida d’envoyer ces malfaisants à Shimshal, afin qu’ils nous aident. J’ai oublié de dire que notre vallée est presque en cul-de-sac. Le seul moyen de nous quitter est de retourner dans la grande vallée. Nulle crainte donc, pour le Mir, que ces condamnés ne s’évadent.
Le rapport avec ces « voyous » dirais-je, s’il fut tendu au départ, devînt cordial. Certains même revinrent avec leur famille, pour s’installer avec nous.

Zalidja et moi mourûmes la même année. Mais le village continua sans nous, grandit encore.
On construisit une mosquée, une école, un terrain de hockey.
Des siècles plus tard, on commença à dynamiter la montagne, pour créer une route plus courte qui permettrait de nous rejoindre en jeep. Nous avons même reçu quelques visiteurs. Aujourd’hui, la vie coule sous le pas des femmes et des hommes de mon village.
Vous devez absolument visiter Shimshal, le village-bagne, nous dit Hassan, l’un des porteurs que nous avions engagé en 1986, lors de notre tentative d’ascension du Sangemar Mar. C’est magnifique. J’avais déjà été subjugué par la beauté de cette vallée Hunza en 1983 et 1985. J’étais fasciné par le contraste qui existait entre la beauté violente des paysages, la rudesse de la vie qu’ils proposaient et l’élégante fierté du peuple qui l’habitait.
Durant une année, Evelyne et moi avons cherché la moindre carte, le plus petit bout d’information concernant Shimshal. Il faut bien l’avouer : nous n’avons pas trouvé grand-chose. Notre but (nous le taisions) était de jouer au mauvais – au très mauvais hunza – sujet : atteindre le village et nous en évader, sans faire demi-tour. Les alpinistes encore jeunes que nous étions à l’époque se permettaient de rêver : entre les montagnes fermant cette vallée, il devait exister des pas, des passes, des passages, des cols, que sais-je ?, des failles, des crevasses, des entailles, des fissures. Nous sommes partis, un peu inconsciemment, n’ayant qu’une très vague idée du chemin que nous allions emprunter : peut-être la Kurdapin Pass, dont nous avions deviné l’existence sur une vieille carte vaguement brossée.
Les porteurs engagés ne se sont pas moqués de nous, quand nous leur avons fait part de notre projet, juste avant le départ de Passu : ils se sont franchement foutus de notre gueule. Nous étions lourds de matériel…et nous en avions gros sur la patate, en entendant leurs gentils sarcasmes.
Hassan n’avait pas menti : le chemin, fantastique, nous abasourdit. Creusé dans les parois raides, il surplombe le torrent de 5 à 600 mètres. C’est terrifiant : j’avais peur d’y plonger les yeux. Je craignais d’avoir envie de les suivre.
Après trois jours de marche d’émotion, un vrai paradis nous a ouvert les bras. En 1987, nous étions « dans les dix premiers » à arriver jusque là.
Nous avons été accueillis à plat ouvert ! Et le plat, c’était du Chilpindock, un mélange de farine, de graisse de yack, de lait de brebis et d’huile de je ne sais quoi.
Pendant deux jours, cette nourriture a aidé notre transit intestinal.

figure3.jpg

Je me dois de le dire : notre projet d’évasion n’a pas fait l’unanimité, dans le village.
Même si la coutume qualifiait encore Shimshal de village-bagne, la pratique avait disparu depuis très longtemps : des pâturages avaient été trouvés bien plus haut dans les vallées adjacentes. Nous tenions à notre aventure… mais nous n’y avons plus tenu du tout lorsque nous avons vu, de loin, la Kurdapin Pass. Evelyne et moi, tout seuls, si loin de tout, avec quelques Perdolan et trois sparadraps…nous lancer dans ce truc qui ressemble à la face nord des Droites ? Il n’en était pas question : nous avions encore des choses à faire ensemble.
Nous paraissions si dépités, si déçus que le chef du village, Big Daulat, nous autorisa à dépasser les limites du village et rejoindre Sewworth, le dernier village d’été avant la frontière chinoise. Trois jours d’une marche à couper le souffle, à casser les genoux. Trois jours de marche dans le désert du monde. A ne savoir où laisser errer ses yeux ni quelle photo prendre. A se demander si vraiment cela était possible : une telle lumière, de telles pluies.
Là-haut, des femmes gardent les yacks, les chèvres et les moutons. Les hommes, parfois, viennent amener de la farine et leur demandent si tout va bien. Tout va toujours bien, là-haut. Nous étions l’attraction, évidemment. Pour nous, ils ont dépecé une chèvre et nous ont offert un beau cuissot. Nous avions un camping gaz ! Alors nous avons partagé le repas. Nous avons fait le tour de ce vaste plateau. Nous y avons ressenti le poids du monde, comme si nous étions « en-dehors » de lui, à l’abri de son bruit, en marge de sa réalité.
Lorsque nous avions atteint Shimshal, à l’aller, nous avions eu malgré tout l’impression d’arriver au bout de cette singularité qu’est le monde…mais après notre semaine à Shewworth, lorsque nous sommes rentrés à Shimshal, nous ressentîmes, presque un soulagement : nous réintégrions l’humanité avec sa vie et sa mort, son histoire et son temps : là-haut, on marche sur le temps qui, lui, reste immobile. Dire que l’on avance serait dire bien plus que de raison : on est. Et rien n’est plus troublant que cette sensation d’arrêt sur image.
Autour d’une tasse de thé salé, l’instituteur du village nous raconta l’histoire de Mammud Shah, le créateur de Shimshal. Je notai quelques brèves phrases dans mon calepin de voyage. Grâce à ces notes, quelques années plus tard, j’écrivis « Shimshal par delà les montagnes » (que vous trouverez dans une librairie, si vous le désirez)
Le récit de l’instituteur nous démontrait cependant que nous n’avions pas suivi le même chemin que Mammud Shah pour arriver là-bas. Cela nous turlupinait. Cette histoire nous fascinait…et nous sommes repartis, avec quelques amis cette fois, sur les vraies traces du fondateur.
Comment a-t-il fait, ce bonhomme, avec sa femme, ses chèvres et ses moutons, pour franchir ces cols et ces passes, ces pierriers et ces torrents ?
Jamais, je pense, je ne trouverai une réponse à ces questions : nous avions tout le matériel nécessaire et ce fut difficile. S’y ajoutaient la peur au ventre, le questionnement, le doute et l’impression d’être tout petit.
Shimshal n’arrêtera jamais de me faire rêver.
Et souvent, en rêve, j’entends Mammud Shah qui m’appelle et me dis « Reviens, reviens. »
Nous ne retournerons jamais à Shimshal : la route pour les jeeps arrive au village.
Des tracteurs tracent des sillons dans les champs. Des agences de voyage y amènent des centaines de touristes par an. Deux hôtels, encore sommaires, ont été construits.
Je n’espère qu’une chose : qu’on n’y serve pas de Chilpindock !

Jean-Claude Legros